Thursday, December 2, 2010

"Regles sur le commerce des Esclaves en general, & des Negres en particulier." Décision rendue par le casuiste Germain Fromageau, SJ, au Tribunal des Cas de Conscience de la Sorbonne, le 15 avril 1698.


[In Le Dictionnaire des Cas de Conscience, décidés suivant les principes de la morale, les usages de la discipline ecclésiastique, l’autorité des conciles et des canonistes, et la jurisprudence du Royaume. Par feu Messieurs De Lamet & Fromageau, Docteurs de la Maison et Société de Sorbonne. Tome Premier (A Paris: Chez Jean-Baptiste Coignard Fils, Imprimeur du Roi, ruë Saint Jacques, à la Bible d’or. Hippolythe-Louis Guerin, ruë Saint Jacques, à Saint Thomas d’Aquin, 1733), Col. 1437-1444.]


ESCLAVES


Esclaves qu’on vend & achete.

CAS.

Regles sur le commerce des Esclaves en general, & des Negres en particulier.

DEMANDE.

On demande si en sûreté de conscience on peut vendre des Negres? Ceux qui en font scrupules disent qu’il y a de l’inhumanité d’acheter & de vendre des hommes.
2o. Que n’étant pas permis d’acheter une chose que l’on sçait être dérobée, on ne peut acheter les Negres, parce qu’ils sont pris & enlevez de force, c’est un vol usité parmi eux, ils se dérobent réciproquement. Cela est public, & par consequent, il n’est pas licite d’entrer dans ce commerce avec eux.
Ceux qui sont d’un sentiment contraire [Col. 1438] disent que c’est un grand avantage pour ces pauvres malheureux; parce qu’étant portez dans un pays chrétien, ils y sont  instruits & baptisez, à quoi ils n’ont aucune repugnance, mais au contraire on trouve en eux une admirable dispositions: & il y en a plusieurs qui demandent très-instamment le baptême, lorsqu’ils sont parmi nous, pour être délivrez du Diable, dont ils assûrent qu’ils sont maltraitez & battus; ils seroient privez de ce bonheur dans leur pays, qui est tout idolâtres. & où il n’y a pas de Missionnaires Catholiques.
2o. [sic] Tous les Princes Chrétiens permettent à leurs sujets de faire ce commerce. [Col. 1439]
3o. Les Espagnols & les Portugais, qui se piquent d’être les meilleurs Catholiques du monde, sont ceux qui en font le plus grand commerce.
4o. Notre Roi très-Chrétien ne fait point de difficulté d’acheter des Esclaves Turcs, quoiqu’il y en ait très peu qui embrassent le Christianisme.
5o. Les Negres sont ordinairement mieux nourris, habillez & soignez dans leurs maladies chez les Chrétiens que chez eux.
6o. Le Roi du pays où ils naissent souffre ce commerce. Il permet aux chrétiens de faire battre le tambour, pour avertir tous ceux qui ont des Esclaves à vendre, qu’un tel jour se présentera un marchand pour les acheter.

RÉPONSE.

Le Conseil de Conscience soussigné estime qu’avant de répondre à la difficulté proposée, il faut établir quelques principes qui pourront servir à rendre le résolution qu’on demande plus facile, & en même tems plus intelligible.
1o. La servitude n’est point de droit naturel, l’homme au contraire est né libre, mais elle a été introduite par le Droit des Gens, dist. I. cap. 3. Jus Gentium et sedium, aedificatio, munitio, bella, captivitates, servitutes, et c.
2o. Par le Droit Canonique il étoit permis quaux Chrétiens d’avoir des Esclaves, c'est la remarque de Gregoire de Toulouse, c.2. jur. univers. Permissos aliquando Christianis servos jure Pontificio constat. tit. de serv. non ordin. invitis dom. Et de conjug. serv. Imo erant Et servi in ipsis Ecclesis Et Basilicis cap. 3 Et cap. Episcopi de rebus Eccles. non alienand. Il y avoit autrefois des Esclaves en France; comme l’on peut voir dans plusieurs endroits des Capitulaires, tom. 1. et 2. & dans Gregoire de Toulouse, l. 4. c. 2. jur. un. n. 3. Il est constant que les Eglises particulieres en avoient: il y a des preuves de ceci dans plusieurs Chapitres, dist. 54. 12. q. 2 & dans les Decretales de servis conjugat.
L’Eglise Romaine en avoit aussi; cela paroît par l’Epître 12. de S. Gregoire Pape, l.5 inserée dans le Droit, 12 q. 2. c. 68. Redemptor, ou l’on voit que ce Pape donne la liberté à deux Esclaves qui étoient attachez à l’Eglise de Rome: Salubriter agitur si homines, quos ab initio natura liberos protulit, Et jus gentium jugo subsituit servitutis; in ea in qua nati fuerint, manumittentis beneficio, libertati redantur, atque ideò pietatis intuitu Et hujus rei consideratione permoti, vos Montanum [Col. 1440] atque Thomam famulos sanctae Romanae Eclesiae, cui Deo adjutore deservimus, libertos ex hac die, civesque Romanos efficimus, omneque vestrum vobis relaxamus servitutis peculium.
3o. Le Droit Civil reconnoît des Esclaves, & suppose qu’il est permis d’en avoir; l'empereur Justinien definit ce que c’est que servitude, & marque dans ses instituts, tit. 3. de jure person. comment la servitude s’est introduite: Servitus est constitutio juris gentium, qua quis Domino alieno contra naturam subjicitur. Il dit qu’elle s’est introduite par le Droit des Gens; il apporte ensuite la raison par laquelle on appelle les Esclaves servi, ou manicipia: Servi autem ex eo appellati sunt, quòd Imperatores Captivos vendere, ac per hoc servare, nec occidere solent; qui etiam mancipia dicti sunt, quia ab hostibus manu capiuntur; servi autem aut nascuntur, aut fiunt: nascuntur ex ancillis nostris: siunt, aut jure gentium, id est, captivate; aut jure civili, cùm homo liber 20. annis ad pretium participandum sese venundari passus est.
Quand Justinien dit que la servitude vient du Droit des Gens ou du Droit Civil, servi siunt aut jure gentium, id est, captivate; aunt jure civili, ce n’est pas qu’il soit vrai que la servitude vienne proprementdu Droit Civil; mais c’est qu’ayant été introduite ordinairement par le Droit des Gens, les differentes manieres de servitudes & d’esclavages ont été établies ensuite par le Droit Civil; c’est la réflexion de Diana, 7. p. tr. 7. res. 2. sur cet endroit des Institut: Etenim his in locis agitur de modis constituende servitutis: in proposita verò definitione tractatur de natura servitutis, et prima origine, quam ex Jure Gentium esse constat; ac certè natura, Et vis servitutis ubique est eadem, quocumbe tandem modo eveniat.
4o. Pour remonter plus haut, la servitude a été permise dans l’Ancien testament, en sorte qu’on peut dire que les Esclaves sont permis par le Droit Divin: en effet, il est dit au chap. 12. de l’Exode, v. 44. Vous circoncirez  tout Serviteur que vous aurez acheté: Omnis Servus emptitius circumcidetur. Voici un autre endroit du Levitique plus exprès, c. 25. v. 44, où Dieu permet aux juifs d’avoir des Esclaves des Nations étrangeres, de les laisser à leurs heritiers & d’en disposer comme du reste de leurs biens: Servus Et Ancilla sint vobis de Nationibus, quae in circuitu vestro sunt... Hos habebitis famulos; Et hereditario jure transmittetis ad posteros ac possidebitis in aeternum.
Dans le Nouvean testament, il est parlé d’Esclaves 1. aux Corinthiens, c. 7. v. 21. [Col. 1441] Servus vocatus es? non sit tibi curae: sed Et si potes fieri liber, magis utere. L’Apôtre parle en cet endroit des Esclaves, & non des Serviteurs qui sont simplement à gages; car il les oppose aux personnes libres: il faut remarquer que dans les commencemens de la Religion Chrétienne quelques uns prétendoient, qu’aussi-tôt qu’un homme avoit été baptisé, il devenoit libre, J.C. nous ayant rachetez par sa mort de la captivité du péché; de là il arrivoit que plusieurs Esclaves Chrétiens vouloient quitter leurs maîtres, les méprisoient & faisoient difficulté de leur obëir: Saint Paul condamne cette maxime comme fausse, & exhorte les Esclaves d’obéïr à leurs maîtres, Ep. ad Eph. c. 6. v. 5. ad Coloss. 3. Servi obedite Dominis carnalibus non ad oculum servientes. Et dans l’Epître à Philemon, cet Apôtre qui étoit à Rome, renvoye Onesime à Philemon son maître qu’il avoit volé. Onesime étant venu à Rome, y avoit été converti par S. Paul. S’il n’avoit pas été permis d’avoir des Esclaves Chrétiens, ce grand Apôtre auroit gardé Onesime & auroit écrit à son maître qu’il étoit devenu libre par son baptême: cependant il le luy renvoie, le priant de lui pardonner à sa consideration.
5o. C’est une coûtume établie depuis long-tems, pour honorer la liberté que J.C. nous a acquise en mourant, qu’entre les Chrétiens, les prisonniers de guerre ne deviennent point esclaves: c’est le sentiment des Auteurs, de Covarruvias 2, p. $. 11. n. 6. pag. 512. de Soto l. 4. art. 2. q. 1. ad fin. de just. Et jur. de Molina tom. 1. tr. 2. disp. 33. de jst. Et jur. de Sanchez l. 1. consil. dub. 3. n. 6. de Lessius l. 2. c. 5. dub. 4. de Diana 7. p. tr. 7 resolut. 5. & de plusieurs autres.
6o. Les Chrétiens ne doivent point vendre leurs esclaves à des Infideles ou à des Hérétiques; cela est ainsi ordonné, l. 6. des Capitulaires n. 423. Praecipitur generaliter omnibus ut mancipia Christiana Paganis aut Judaeis non tradantur. En effet, en user ainsi & livrer aux Infideles des Catholiques, ce seroit trop exposer leur foi. V. Sanchez l. 1. cap. dub. 5. consil.
7o. L’on doit juger des Esclaves comme des autres biens qu’un homme possede; en sorte que comme il n’est pas permis d’acheter une chose lorsqu’elle n’appartient pas legitimemeent à celui qui la vend, ou lorsqu’il est fort probable qu’elle ne lui appartient pas, c’est de même une injustice d’acheter des Esclaves de ceux qui ne les possedent pas à juste titre, ou lorsqu’on doute du fondement qu’ils les ayent legitimement. Voyez ce qu’en disent Molina tom. 1. tract. 2. dist. 35. n. 11. de just. [Col. 1442] Et jur. & les autres Theologiens dont on parlera ci-après.
Ces choses ainsi supposées, l’on répond qu’il n’y a point de mal en soi d'acheter ou de vendre des Esclaves quand ils le sont à juste titre; car quoiqu’il soit marqué dans le Droit Civil que la servitude est contre la nature, servitus est quà quis dominio alieno contra naturam subjicitur, il n’en faut pas conclure qu’elle soit illicite. On dit qu’elle est contre la nature, non qu’elle soit contre la raison & contre le Droit naturel, parce que l’homme consideré dans son origine, est né libre, mais si on le regarde en de certaines circonstances, le Droit des Gens lui faire perdre la liberté. Par exemple, dans une guerre juste, un vainqueur a droit de punir de mort les ennemis qui lui résistent, & qu’il prend prisonniers; il peut à plus forte raison les priver de leur liberté, & les faire Esclaves: tout ceci est expliqué, au titre 2. des Instituts de jur. pers. Jus autem gentium omni humano generi commune est; nam usu exigente, Et humanis necessitabus, gentes humanae jura quaedem sibi constutuerunt: bella enim orta sunt, Et captivates secutae Et servitutes quae sunt naturali juri contrariae; jure enim naturali omnes homines ab initio liberi nascebantur. L’on peut voir encore dans ce qui a été dit ci-dessus n. 3. En un mot, le Droit divin & humain permettent les Esclaves; d’où il s’ensuit qu’on peut les vendre, les acheter, les changer comme les autres biens dont on est légitime possesseur.
La plus grande difficulté touchant le cas présent n’est pas de sçavoir si l’on peut vendre des Esclaves; cela est certain par les principes ci-dessus établis: mais de sçavoir si de la maniere que se fait ordinairement le commerce des Negres & autres Esclaves il n’est point injuste. Plusieurs Auteurs qui ont examiné cette question, soûtiennent que ce commerce qui se fait dans la Guinée, en Ethiopie & en d’autres pays infideles est ordinairement injuste; en sorte que les Marchands qui vendent ou qui achetent là des Esclaves, péchent mortellement, & doivent leur rendre la liberté. L’on peut voir ce qu’en disent Molina, tom. 1. tr.2. disp. 35. n. 16 et seqq. de jure Et just. Sanchez l.1. c. 1 dub. 4. consil. n. 10. Diana 7. p. tr. 7. Resol. 71.
Pour expliquer ceci, il faut supposer qu’il y trois manieres differentes de servitude, ou trois titres en vertu desquels on peut devenir Esclave, jure belli, condemnatione, Et emptione. Or quoique tous ces titres soient justes en eux-mêmes, néanmoins il arrive très-souvent qu’ils cessent de l’être par les circonstances. [Col. 1443]
Premierement, pour ce qui regarde la guerre, qui donne droit de faire des Esclaves quand elle est juste, c'est une chose assez ordinaire chez les Barbares de se faire la guerre entr'eux par passion, pour des choses legeres, & dans la vûë seule de faire des Esclaves, prévoyant que les Portugais ou autres Marchands viendront dans un certain tems pour les acheter: ainsi quand les Marchands sçavent, comme la plûpart ne l’ignorent pas, que les Negres qu’ils achetent ont été faits Esclaves de cette maniere, ou qu’ils ont été dérobez, ils ne peuvent point les acheter; parce que le titre de leur servitude est injuste & que le Vendeur les a acquis par fraude ou par violence.
Quant au second titre, il arrive souvent que ces Barbares condamnent à perdre la liberté, par haine & par colere; en un mot, presque toutes les Loix de ces pays-là sont tyranniques, comme le rapportent les Auteurs citez. De là vient que les Chrétiens ne peuvent sans peché acheter les Esclaves à qui on a ôté la liberté de cette sorte, ni les retenir dans l’esclavage.
Enfin il est permis d’acheter des Negres, soit qu’ils se vendent eux-mêmes, soit [Col. 1444] qu’ils vendent leurs enfans, ce qu’ils peuvent faire en certains cas; mais comme presque toûjours ils ignorent ce que c’est que l’esclavage auquel ils s’engagent, que ceux qui les achetent ne leur en font jamais le détail, & que d’un autre côté cette vente se fait hors des cas dans lesquels une personne peut se vendre; il s’ensuit que ce dernier titre dans le sentiment des ces mêmes Auteurs est injuste, & qu’on ne peut posseder légitimement les Esclaves vendus de cette sorte. Voyez les Theologiens citez, qui expliquent encore plus en détail l’injustice de ce commerce.
Il suit de tout ceci, qu’on ne peut en sûreté de conscience acheter ni vendre des Negres, parce qu’il y a de l’injustice dans ce commerce. Si neanmoins, tout bien examiné, les Negres qu’on achete sont Esclaves à juste titre, & que du côté des Acheteurs il n’y ait ni injustice, ni tromperie, pour lors selon les principes établis, on peut les acheter & les vendre aux conditions qu’on a marquées: on pourroit même sans aucun examen, les acheter, si c’étoit pour les convertir & leur rendre la liberté.
                                                                Déliberé ce 15. Avril 1698.
                                                                                G. FROMAGEAU